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From: Paul & Mick Victor <b.suisseVotreculotte@gmail.com>
Newsgroups: fr.rec.arts.musique.classique
Subject: Des mots, des notes. T. comme Trompette
Date: Mon, 25 Sep 2023 19:01:08 +0700
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X-Newsreader: MesNews/1.08.06.00
Bytes: 4898
Lines: 68

Curieuse pichenette du destin : adolescent, j'étais persuadé que mon 
avenir professionnel était dans la littérature, et que la musique n'y 
serait jamais qu'un loisir. C'est le contraire qui est arrivé : la 
musique est devenue un métier, et la littérature un passe-temps, ou 
plus musicalement, tout de même, un violon d'Ingres.

Légers, graves, profonds, didactiques, futiles, drôles, tragiques, 
inutiles, indispensables, voici quelques-uns des extraits littéraires 
que j'ai réunis pendant des décennies, comblant ainsi ce double amour 
des mots et des notes. Florilège, anthologie, spicilège, morceaux 
choisis, quelque soit son nom, il ne demande qu'à s'enrichir.

[T. comme Trompette] :

"Voyager avec son chien, quel bonheur ! Les gros chiens paient 
demi-place et voyagent en seconde. Nicolas faisait son tour de 
compartiment, flairait longuement chacune des paires de pieds 
présentes, prenait note dans sa tête, et puis, son univers provisoire 
bien repéré, s’aplatissait sous la banquette, derrière mes mollets, 
n’en bougeait qu’aux arrêts pour descendre sur le quai se dégourdir les 
pattes, pisser un coup, en boire un. Contents comme tout d’être 
ensemble, contents l’un de l’autre. Nous descendions à Beauvoir, d’où 
un car nous menait à Fromentine, embarcadère pour l’île. Il y avait à 
Beauvoir un petit mastroquet à tonnelles. Nous y étions installés, au 
frais, un après-midi de juillet, attendant l’heure du car, lorsqu’un 
buveur solitaire se leva d’une table voisine et vint vers nous. C’était 
un grand vieux bonhomme sec et coloré, paysan en dimanches, avec sur la 
tête une casquette d’orphéon et, à la main, un étui à trompette en 
toile cirée noire. Il porta deux doigts à sa visière, me souhaita le 
bonjour, que je lui rendis, et me dit :
— Monsieur, je voudrais vous demander une faveur.
— Je vous en prie.
— Voilà. M’accorderiez-vous la permission de jouer un morceau pour 
votre chien ?
La demande n’était pas banale. La grâce des manières, le langage un 
rien affecté non plus. Je répondis :
— Monsieur, c’est à lui-même qu’il faut demander cela. Il s’appelle 
Nicolas.
— Je vous remercie, monsieur.
Il ouvrit l’étui, en tira la trompette de cuivre jaune bien astiquée 
et, s’inclinant, dit à Nicolas :
— Monsieur, me permettez-vous de vous faire entendre un air de ma 
composition ?
Nicolas huma la trompette d’une truffe circonspecte, tout du long, 
délicatement, ensuite dans l’autre sens, et puis il s’installa 
commodément, bien appuyé sur ses avant-bras, comme une duchesse dans sa 
loge à l’Opéra. Le musicien se redressa, fit avec la bouche une série 
de grimaces qui devaient être une sorte de gymnastique préparatoire, 
plaça ses doigts là où ça se place, annonça :
— Valse à ma façon.
Et, joues gonflées, poussa la première note. C’était une valse. Je ne 
saurais en dire plus. Nicolas, d’abord cueilli à froid par les 
éclatantes harmonies, avait à demi bondi, oreilles dressées, mais, 
s’étant rendu compte de l’innocuité de la chose en cuivre et de la 
bienveillance empressée de l’artiste, avait goûté en grand seigneur un 
peu blasé l’hommage qui lui était fait, dodelinant de la tête au rythme 
à trois temps et approuvant d’un discret battement de queue les 
passages particulièrement bien venus.
La dernière mesure, fort émouvante, envoyée, l’artiste salua, très bas, 
marquant ainsi que c’était le chien qu’il saluait. J’applaudis, Nicolas 
aussi, de la queue, j’offris un coup de gros-plant, qui fut accepté 
avec réserve et bu par politesse, et puis l’homme à la trompette porta 
deux doigts à sa visière, pour le chien, pour moi ensuite, et s’en 
alla, sa casquette bien droite sur les oreilles."

François Cavanna - Les yeux plus gros que le ventre. Belfond, 1983.
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