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From: Paul & Mick Victor <b.suisseVotreculotte@gmail.com>
Newsgroups: fr.rec.arts.musique.classique
Subject: Des mots, des notes. C. comme Crespin
Date: Tue, 10 Oct 2023 15:16:00 +0700
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Lines: 87

[C. comme Crespin] :

"J’avais entendu Régine Crespin à l’Opéra de Paris et en concert à 
Radio France, et l’avais aussi croisée dans l’entourage de Germaine 
Lubin, mais ce n’est qu’une fois devenu journaliste que je l’ai 
véritablement rencontrée. Je ne raconterai ici que deux anecdotes 
concernant cette très grande cantatrice, première Française depuis 
Lubin à être invitée à Bayreuth, acclamée sur les plus grandes scènes 
lyriques du monde dans un large répertoire français, allemand et 
italien, mais facilement sifflée lorsqu’elle paraissait à Paris, 
exemple type de la bêtise du public parisien d’alors, qui après avoir 
applaudi les artistes d’une école de chant français totalement 
décadente, était incapable de reconnaître les vraies valeurs qu’une 
nouvelle génération proposait. En Sieglinde comme en Amelia du Bal 
masqué notamment, Crespin s’était pourtant montrée au palais Garnier 
l’égale des plus illustres titulaires de ces rôles. Les grandes gloires 
internationales n’étaient d’ailleurs que très ponctuellement invitées à 
Paris, voire jamais, alors qu’à quelques exceptions près pour des 
productions de prestige, ne chantaient chez nous que des artistes dont 
on n’aurait voulu ni à la Scala, ni au Met, ni à Covent Garden, ni au 
Colón de Buenos Aires. Il fallut le grand coup de balai effectué par 
Rolf Liebermann pour en revenir à un vrai niveau international pour 
l’Opéra de Paris. Crespin fut aussi la Brünnhilde de Karajan au 
Festival de Pâques de Salzbourg dans La Walkyrie en 1967 et en 1968, 
ainsi qu’au Metropolitan Opera de New York en 1968. Avec intelligence, 
elle n’aborda pas les autres Brünnhilde de la Tétralogie.

Elle fut invitée vers la fin de sa carrière à chanter la Comtesse dans 
La Dame de pique de Tchaïkovski à l’Opéra de Varsovie. La production 
venant ensuite au palais des Congrès à Paris, un voyage de presse fut 
organisé pour nous permettre de faire nos « avant-premières » et aider 
à remplir la très grande salle parisienne. Nous n’étions pas très 
nombreux dans l’avion qui nous emmenait vers Varsovie et je me trouvais 
juste derrière Régine. C’était l’époque où l’on fumait encore partout, 
y compris dans les avions « après le décollage ». Je consommais alors 
de petits cigares qui seraient jugés aujourd’hui inenvisageables en 
public, aussi mauvais pour la santé que malodorants. J’eus envie d’en 
allumer un, mais pris quand même la précaution de demander à Régine, 
après lui avoir tapoté l’épaule, si cela ne la dérangeait pas. Elle se 
retourna et à mon grand étonnement me dit avec un large sourire : 
« Mais pas du tout ! Si même vous pouviez m’en filer un ! »

Arrivés à Varsovie, gros problème. Nous apprîmes qu’il y aurait une 
réception à l’ambassade de France le lendemain après le spectacle. 
« Mais je n’ai absolument rien à me mettre ! s’indigna Régine. On 
aurait dû me prévenir ! » Quelqu’un se rappela alors que l’un de nos 
collègues n’arrivait que le lendemain. Régine prévint sa femme de 
chambre parisienne de rassembler une robe noire, une fourrure, quelques 
bijoux et de les porter chez notre collègue. Quand celui-ci nous 
rejoignit à Varsovie le lendemain, on lui réclama le précieux 
chargement. Réponse : « J’ai vu venir chez moi une dame que je ne 
connaissais pas et qui s’est présentée comme envoyée par Régine Crespin 
pour que j’emporte dans mes bagages à Varsovie tout un ensemble de 
vêtements féminins. J’ai naturellement refusé, ne sachant pas comment 
justifier à la douane (nous étions bien avant la perestroïka et les 
douanes communistes ne laissaient pas passer une épingle suspecte) la 
présence de tout cet attirail qui pouvait aussi bien contenir de la 
drogue ou Dieu sait quoi ! » Déçue, Régine fut pourtant bonne fille : 
« Pour la fourrure et les bijoux, je comprends. Mais pour la petite 
robe noire, tu aurais pu faire un effort ! »

Je lui parlai un jour de son fabuleux enregistrement des Nuits d’été de 
Berlioz, de notoriété générale, l’un des plus beaux disques jamais 
gravés. Elle me confia qu’il avait pour elle une grande importance et 
me raconta cette belle histoire : « J’ai reçu un appel téléphonique 
d’un homme me disant que je lui avais sauvé la vie. Il m’a raconté 
qu’on lui avait diagnostiqué un cancer en phase terminale et qu’il 
avait en conséquence décidé d’en finir au plus vite. Un copain médecin 
lui fit une ordonnance pour une boîte de somnifères, il s’acheta une 
bouteille de whisky et s’apprêta à rentrer chez lui. En passant devant 
un marchand de disques, il me dit avoir vu mon enregistrement des Nuits 
d’été et avoir décidé d’ajouter au plaisir du whisky celui de cette 
musique pour ses derniers instants. Mais quand il commença à l’écouter, 
il ne put se résoudre à s’arrêter et finalement s’en tint à la musique, 
sans whisky ni pilules. Quelque temps après, il apprit qu’il n’avait 
pas de cancer. Je lui demandai de passer me voir, car j’étais 
bouleversée. Il refusa, mais je pense qu’il vint quand même, car un 
soir, à la sortie des artistes, un homme cachant son visage dans le col 
de son manteau passa près de moi et me mit une rose dans la main. Je 
suis certaine que c’était lui. »"

Gérard Mannony : Une vie à l'Opéra - Souvenirs d'un critique. 
Buchet-Chastel, 2018.
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Paul & Mick Victor
En panier enlaçant nos doigts,
Revenons, rapportant des fraises
Des bois.