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Autour d’un Dictionnaire (paru le 7 février 1850 dans le XIXe siècle) : 
CHARGUÉRAND. – ACHILLE ET VICTOR FILLIAS. BUCHET DE CUBLIZE. — ANTONIO 
WATRIPON. — MELVIL-BLONCOURT.

Si, avant le coup d’État de décembre, les littérateurs trouvaient 
difficilement accès dans les journaux, encombrés par les controverses 
politiques, ce fut bien pis à partir de 1852. Il n’y eut pour ainsi dire 
plus de journaux. La presse gouvernementale tenait à peu près 
exclusivement le haut du pavé, et deux ou trois feuilles d’opposition ne 
suffisaient guère pour abriter tous les vétérans et surtout les nombreux 
débutants de lettres qui se trouvaient justement alors sur le pavé de 
Paris. On s’ingénia, on chercha. Les encyclopédies, les entreprises de 
biographie, les dictionnaires, recueillirent un certain nombre d’épaves 
littéraires et même politiques. Parmi ces radeaux construits à la hâte 
et qui aidèrent tant bien que mal plus d’un écrivain à franchir les six 
ou sept premières années du second empire, il ne faut pas oublier le 
Dictionnaire universel de Maurice Lachâtre.

Je ne sais si cette publication avait été préparée longtemps à l’avance, 
mais il est certain qu’au début et quand on rédigeait, par exemple, la 
lettre A, elle offrait un singulier caractère d’improvisation et de 
précipitation. Le procédé indiqué par l’Évangile avait été appliqué à la 
rigueur, et l’on avait fait une véritable descente dans la rue pour y 
récolter, non pas les borgnes et les boiteux de la parabole, mais tout 
ce que l’on pouvait y découvrir de plumitifs sans ouvrage. Quand on eut 
pris quelque aplomb, il fallut éliminer plusieurs de ces ouvriers de la 
première heure, celui, entre autres, qui avait écrit sans sourciller que 
l’on doit à Homère l’Iliade et la Théodicée. Peu à peu une rédaction 
sérieuse se forma, composée sans doute d’éléments bien disparates, mais 
qui, presque tous, offraient une valeur réelle. Lachâtre avait eu 
l’heureuse idée de faire signer les principaux articles, et cela 
suffisait déjà pour attirer les gens de lettres, toujours si désireux — 
et très légitimement — de voir se produire leur nom.

Il fallut plus d’une fois se contenter de cette courte gloire. Les fonds 
étaient rares et les paiements très espacés. Sauf quelques rédacteurs du 
dehors, comme le spirituel et savant économiste Jules Duval, comme Henri 
Julia, un boursier qui avait publié dans la Semaine de jolis articles 
sur les Amis de Voltaire, sauf, dis-je, ces bonnets à poil favorisés 
d’une manière exceptionnelle, le gros de la rédaction, si l’on peut 
qualifier ainsi une réunion de gens si maigres, était payé à raison d’un 
centime la ligne. Il est vrai que la ligne était courte, et qu’elle 
s’abrégeait encore parfois davantage par l’introduction d’illustrations, 
de figures élémentaires dont l’auteur de l’article bénéficiait. C’était 
une bonne fortune d’avoir le mot cucurbite ou le mot éléphant, qui 
amenaient forcément la représentation de l’objet ou de l’animal en 
question. Toutefois, ce mince salaire n’arrivait pas avec une régularité 
suffisante, et il y avait de temps à autre des samedis d’une mélancolie 
navrante. La plantation, comme l’avait surnommée Melvil, probablement en 
souvenir des colonies, dont il était originaire, se montrait houleuse et 
tournait à l’émeute. Le secrétaire de la rédaction, homme prudent, 
s’arrangeait pour rester chez lui ce jour-là. Aussi, quand il faisait 
annoncer au bureau qu’une indisposition grave de son fils Gontran le 
retenait à domicile, on savait que le samedi serait sec, et de l’un à 
l’autre courait cette locution lugubre, trop coutumière, hélas : « Il a 
encore tué Gontran. »

Après tout, on était mieux dans une salle de rédaction passablement 
chauffée, que dans quelque chambre sans feu, pendant le sombre, dur et 
long hiver de 1852. Cette salle occupait au premier étage, rue 
Montmartre, une partie du même local que le journal la Presse. Dans 
l’antichambre commune, se tenait l’unique garçon de bureau attaché aux 
deux administrations, car Girardin était fort économe et tenait très peu 
au luxe du personnel. Clovis, personnage intelligent et doux, se 
trouvait là, d’ailleurs, tout. à point, pour servir de trait d’union et 
de commissionnaire entre Charguérand et le rédacteur en chef de la Presse.
En effet, le petit père Charguérand, comme on l’appelait, remplissait 
auprès de Girardin une fonction qui n’était pas une sinécure : il était 
son habituel fournisseur de citations. Polémiste, faiseur de projets, 
utopiste même à ses heures, Girardin avait besoin de sentir toujours à 
sa disposition une armée de faits, de dates, d’axiomes, de théories, 
tout cela rangé par ordre, formant de petits bataillons, de petits 
escadrons, prêts à donner dans la bataille au moment périlleux et à en 
décider le succès. Eh bien, une des sources de cette érudition, au sujet 
de laquelle on a si souvent complimenté le journaliste, était l’humble 
Charguérand, le modeste et patient auvergnat, véritable bœuf de labour, 
voué aux arides et ingrates besognes, et rétribué par la grâce de Dieu, 
c’est-à-dire plus qu’insuffisamment. À coup sûr, sans ce brave homme au 
corps chétif, à l’air vieillot, à la mine pâlotte, à la voix grêle et 
cassée, le Dictionnaire n’eût guère avancé. Il en était bien, au sens 
exact du mot, la cheville ouvrière. Charguérand travaillait 
silencieusement, continûment, tandis qu’autour de lui se croisaient les 
bruyantes causeries, car on causait beaucoup autour de la grande table.
Achille Fillias se faisait remarquer par son animation. Il avait été, je 
crois, officier en Afrique, et, pour ne pas prêter le serment à 
l’Empire, s’était retiré du service. Ses allures flambantes et son 
humeur agressive l’avaient fait surnommer par ses collaborateurs, qui, 
en cela, devançaient la Belle Hélène, le « bouillant Achille » et « 
Flamme de punch ». Achille Fillias a donné plus tard, à la Bibliothèque 
utile, un petit volume sur l’Algérie. Sa part de coopération au 
Dictionnaire ne fut jamais très active ni très brillante. Son frère 
Victor ne lui ressemblait en rien. Discret, réservé, s’enfermant 
volontiers dans une attitude misanthropique, Victor Fillias paraissait 
dédaigner ses camarades. On eût dit qu’au milieu d’eux il se trouvait 
dépaysé. Lui aussi avait eu sa carrière brisée par le coup d’État. Sorti 
l’un des premiers de l’Ecole normale, il s’était vu contraint de 
renoncer à l’enseignement officiel et de chercher, pour vivre, soit 
d’infimes travaux de librairie, soit des leçons particulières. 
Visiblement, il en souffrait et cette souffrance morale se compliquait 
d’un commencement d’affection de poitrine. Il y avait là de quoi excuser 
bien des colères nerveuses et expliquer bien des accès de tristesse. 
Plus tard, j’ai aperçu le nom de Victor Fillias au bas des Essais et 
notices de la Revue des Deux-Mondes, mais la notoriété lui venait trop 
tard et le mal, qui le minait depuis longtemps, l’emporta jeune encore.
La plus sympathique et la plus vivante physionomie du Dictionnaire était 
assurément Buchet de Cublize. Malgré ce nom pompeux, il n’avait aucune 
prétention à la noblesse. Cublize est une localité des environs de Lyon. 
Buchet, qui s’y rattachait par sa naissance ou par sa famille, avait 
pris cette sorte de surnom à l’époque de 1848 où, président du fameux 
Salon de Mars, rue du Bac, l’un des plus orageux clubs de ce temps, et 
orateur désigné en faveur de la Pologne à la journée du 15 mai, il 
tenait à n’être pas confondu avec l’autre Buchez, le président trop 
facilement déconcerté de l’Assemblée constituante. Ces deux noms lui 
jouèrent, en une circonstance singulière, un assez mauvais tour. Nous 
l’avions recommandé très vivement, Melvil et moi, pour je ne sais quel 
travail de littérature démocratique, au farouche Cayla, celui qu’on 
appelait Cayla du National, sans doute parce que, en des temps reculés, 
il avait écrit dans ce journal deux ou trois entrefilets. Prêtrophobie, 
prêtrophage, libre-penseur exaspéré, ainsi que l’attestait une petite 
brochure à couverture rouge, intitulée le Diable, hérissé, inculte, 
broussailleux comme Charles Woinez ou Théodore Pelloquet, type du pur 
entre les purs, Cayla n’en était pas moins au fond un excellent homme. 
Il nous avait promis de faire bon accueil à notre ami Buchet. Un mois 
plus tard, nous le rencontrons : « Eh ! nous dit-il avec son accent 
méridional, pourquoi donc votre camarade ne vient-il pas me voir ? Il 
s’est présenté pour occuper sa place un certain de Cublize, mais j’ai 
vertement éconduit cet intrigant. » Et, comme nous lui disions que 
Buchet et Cublize ne faisaient qu’un : « Aussi, dit Cayla furieux, 
pourquoi diable a-t-il deux noms ! »

C’était le seul luxe qu’il se permit. Je n’ai jamais connu d’homme doué 
d’une capacité plus haute, d’une instruction plus vaste, d’aptitudes 
plus variées ; avocat, littérateur, théologien, connaisseur en art, 
expert en musique et jouant du violon mieux que le fils Ducantal. Au 
collège de Lyon, où il avait fait sa philosophie sous le célèbre abbé 
Noirot, en compagnie de Laprade, de Tisseur, de Blanc-Saint-Bonnet, il 
avait partagé le prix d’honneur avec Hippolyte Fortoul, qui fut un 
instant ministre de l’Instruction publique pour la désolation de 
l’Université et la désorganisation des études. Tant de dons naturels, 
tant de sciences acquises furent paralysés par un incessant besoin de 
perfection qui entraînait Buchet à toujours remettre la production au 
lendemain. Que de notes amassées, de recherches commencées, d’esquisses 
tracées, tantôt en vue du Livre de l’Ordre, qui devait être une 
réfutation de Proudhon, tantôt pour un Essai sur la politique de 
Richelieu, tantôt pour une étude très compliquée sur les Zingari 
d’Europe, destinée à compléter le curieux travail que Georges Borrow a 
consacré aux Zingari d’Espagne. La rédaction définitive demeurait 
indéfiniment ajournée. Les prétextes ne manquaient pas, ni, hélas ! les 
lourdes besognes nécessaires pour nourrir une femme très méritante et 
plusieurs enfants.

En dernier lieu, Buchet s’était occupé d’une nouvelle manière 
d’enseigner à lire aux enfants, et, comme toujours, dans ce projet, il 
avait apporté une conception ingénieuse. Il fut brusquement enlevé par 
une congestion cérébrale, avant d’avoir vu imprimer son Abécédaire, et 
le guignon le poursuivit jusqu’après sa mort. L’ouvrage, édité par un 
ami, disparut dans une débâcle de librairie. Il serait intéressant, 
aujourd’hui, où l’on s’occupe tant d’instruction primaire, d’en 
retrouver et d’en apprécier les épaves. J’ai comparé souvent Buchet à 
une de ces grosses caraques hollandaises du seizième siècle, qui ne 
pouvaient démarrer du quai à cause de leur chargement excessif. Sa belle 
tête, loyale et forte, n’était pas sans ressemblance avec le portrait de 
Luther par Lucas Cranach, mais avec quelque chose de mélancolique et de 
foudroyé qui rappelait le mystérieux personnage de Balzac, Z. Marcas.
Antonio Watripon, lui, n’avait rien d’énigmatique. C’était un vieux 
gamin de Paris, bon enfant, hâbleur, familier avec tout le monde, se 
faisant passer pour l’auteur de la chanson : le Vieux quartier latin 
(dont la paternité revient à M. Lepère), inconsistant, ignorant et peu 
fait pour écrire dans un dictionnaire, car il avait plus besoin 
d’apprendre que d’enseigner. Tout au contraire, Melvil-Bloncourt était 
bourré de connaissances, parfaitement indigestes d’ailleurs. mais qui 
attestaient d’immenses lectures. C’est une figure trop originale et qui 
a trop marqué à divers titres, pour que je puisse l’escamoter en deux 
lignes. J’y reviendrai.

-- 
A.