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From: Karamako <monsieur.karamako@wanadoo.fr>
Subject: Tombeau de Sarah G
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Date: Sat, 1 Jan 2022 15:25:10 +0100
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Un peu après le confinement de mars 2020, alors que je me rendais sur la 
tombe familiale du cimetière nord, une tombe récente attira mon 
attention. La croix provisoire en bois plantée dans la terre fraîche 
indiquait que Sarah G. était décédée à la fin février, à vingt-cinq ans. 
Sa jeunesse me frappa et de retour chez moi, j’interrogeai internet pour 
en savoir plus.
Son nom apparut dans le classement des internes de médecine de l’année 
précédente. Elle avait été affectée dans un service du CHU de la ville. 
La tête encombrée d’informations sur la pandémie de SARS-CoV-2, 
j’imaginai aussitôt qu’elle avait été contaminée au début de la première 
vague, dans l’exercice de la médecine, et fauchée malgré son jeune âge 
par le virus.
Un peu plus loin dans la liste des résultats, sa fiche INSEE mentionnait 
qu’elle était née sur une lointaine île du Pacifique, ce qui expliquait 
son deuxième prénom, un mot polynésien à la signification poétique. Son 
faire-part de décès m’apprit ensuite les prénoms de ses frères et ses 
sœurs ainsi que celui de son compagnon, E., un prénom rare. Je découvris 
justement un E. sur la liste des internes nommés dans le même CHU, en 
pharmacie cette fois – peut-être s’agissait-il de la même personne ?
La page Facebook d’E. n’avait pas été mise à jour depuis 2019 – un très 
beau jeune homme à la mèche avantageuse mais dont la dernière petite 
amie connue n’était pas celle que je recherchais. Néanmoins, dans ses 
contacts figurait bien une Sarah G. dont le nom de famille avait été 
abrégé à ses trois premières lettres. Sur la page de cette dernière, la 
photo de profil, prise deux semaines avant sa mort, montrait E. de face, 
heureux, tandis qu’une jeune femme s’éloignait de dos, vêtue d’un 
manteau noir d’hiver, les pantalons retroussés sur ses pieds nus. La 
scène se déroulait au bord d’un lac ou sur la rive de l’Achéron. L’image 
de ce fantôme au visage caché et de son amoureux dont les chemins 
divergent pour toujours me fit penser à la nymphe Eurydice, happée par 
le dieu des Enfers. Ce portrait de dos, prémonitoire et tragique, 
suffisait, il m’en apprenait davantage sur Sarah que tous les selfies 
qui s’affichent ordinairement sur Facebook.
Il me manquait encore de connaître les causes de sa mort, même si c’est 
une curiosité un peu morbide. Un second faire-part, du service clinique 
de l’hôpital où elle officiait, indiquait que sa mort avait été « 
accidentelle ». En cherchant les accidents qui avaient eu lieu à la même 
date, un incendie meurtrier parut en tête des réponses. Ce fait divers 
qui avait bouleversé la ville me revint en mémoire. Cette nuit-là, à une 
heure du matin, le feu prit dans l’escalier d’un grand immeuble. Dans la 
presse, le récit d’un rescapé évoquait le déroulement de la catastrophe 
et même, au passage, le sort de Sarah. Réveillé par l’alarme incendie, 
l’homme avait d’abord cherché à passer par la porte de son appartement, 
mais la chaleur et la fumée l’en avait empêché. Il attendit alors les 
secours à la fenêtre et la nacelle des pompiers vint le cueillir. 
Plusieurs autres occupants de l’immeuble tentèrent de s’enfuir par 
l’escalier mais ils furent asphyxiés. Sarah était l’une de ces victimes.
Le soir même la police arrêta deux hommes, accusés d’avoir mis le feu à 
l’immeuble par vengeance, probablement à la suite d’une affaire de 
drogue… Une cigarette jetée dans un boîtier électrique avait déclenché 
l’incendie.
Quelques mois plus tard, à mon retour dans le carré du cimetière où se 
trouve la tombe de Sarah G., la croix de bois et le monticule de terre 
avaient été remplacés par une élégante pierre tombale, décorée avec 
tendresse. J’eus envie d’y déposer l’un des pots de bruyères d’hiver que 
j’apportais mais je n’osai pas, cela me parut inconvenant et puis, ce 
geste anonyme n’aurait-il pas inutilement intrigué sa famille ? Mais 
chaque fois que j’irai rendre visite aux miens, je m’attarderai un 
moment devant le tombeau de Sarah G.

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