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Subject: Deux conceptions du christianisme
Date: Wed, 5 Jan 2022 19:33:21 +0100
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                Deux conceptions du christianisme

                    de Claude Tresmontant

Publié dans La Voix du Nord, 4 août 1977, repris dans Problème de notre 
temps

Sous la crise actuelle, à la racine du schisme qui se prépare, si l'on 
creuse jusqu'au fond, on trouve que s'opposent, secrètement, deux 
conceptions, deux représentations du christianisme, deux manières de le 
penser, deux visions du monde. L'une est fortement influencée par le 
platonisme et par le néo-platonisme et même, nous allons le voir, par 
des thèmes gnostiques. L'idée initiale, c'est que la perfection, la 
plénitude étaient au commencement. Au commencement, la création du monde 
et de l'homme, une création réalisée d'un seul coup, ou, si l'on veut, 
en une semaine. Puis la chute. Et plus tard, la réparation, la 
restauration de l'ordre originel qui a été troublé ou brisé. Dans cette 
représentation, le Christ a une fonction principalement, pour ne pas 
dire exclusivement, réparatrice, rédemptrice.

L'autre conception nous vient des prophètes hébreux. Une création 
continuée à travers l'histoire humaine. L'histoire humaine, c'est la 
Création qui se continue avec la coopération active de l'homme. Dans la 
perspective du prophétisme hébreu, la plénitude, la perfection, ne sont 
pas au commencement. La plénitude de l'œuvre de Dieu, son achèvement, 
sont au terme, à la fin, non pas dans le passé, aux origines, mais dans 
l'avenir, devant nous. Jamais les prophètes hébreux ne parlent du retour 
au jardin d'Éden. Leur perspective n'est pas rétrospective, mais 
prospective.

Jésus de Nazareth continue dans la lignée du prophétisme hébreu. Jamais, 
lui non plus, ne nous a parlé de retourner au jardin d'Éden. Toujours 
son regard se porte dans la direction de l'achèvement de l'œuvre de la 
Création, lorsque la moisson sera mûre, lorsque l'heure de l'enfantement 
sera venue. Et Paul, son disciple, enseigne constamment la création de 
l'humanité nouvelle, la nouvelle création. Contre les gnostiques de son 
temps, il enseigne expressément que la plénitude n'est pas au 
commencement, mais au terme de l'œuvre de Dieu, que la première humanité 
a été créée animale, et que l'humanité ultime, celle que Dieu vise 
depuis le commencement, n'est constituée qu'à la fin.

Les Pères de langue grecque, et tout d'abord saint Irénée, évêque de 
Lyon, ont développé la perspective génétique ouverte par les Évangiles 
et par Paul. Irénée, dans sa lutte contre les gnostiques, enseigne que 
le premier homme n'a pas été créé achevé, mais au contraire inachevé, 
afin de pouvoir coopérer librement à l'œuvre de sa propre création. 
C'est en effet une doctrine fondamentale du christianisme orthodoxe, 
comme du judaïsme, que l'homme doit consentir et coopérer activement à 
sa propre création et à la destinée qui lui est proposée. Les Évangiles 
enseignent constamment que l'homme doit porter fruit, qu'il doit être 
fécond et que la pire des fautes est de refuser de faire fructifier 
cette semence qui nous a été confiée.

Il est vrai que dans l’Église latine, sous l'influence de Tertullien et 
du grand Augustin, le christianisme a souvent été pensé en termes 
juridiques de réparation, de restauration. Il faut dire qu'Augustin 
avait été fortement marqué par le néo-platonisme et par son passage à 
travers le manichéisme. Il est vrai que Thomas d'Aquin, au XIIIe siècle, 
pense le christianisme davantage en termes de restauration, comme il le 
dit lui-même. Il écrit que la raison d'être principale de l'Incarnation, 
c'est la réparation.

Mais du côté des Pères de langue grecque, c'est la perspective génétique 
qui est développée davantage, et accentuée. La finalité de la Création, 
c'est Dieu qui s'unit l'Homme lorsque l'Homme en est devenu capable, et 
l'Incarnation est pensée en fonction de cette finalité ultime qu'elle 
réalise. Cette perspective génétique est celle qui est reprise par un 
très grand docteur, à la fin du XIIIe siècle et dans les toutes 
premières années du XIVe : Jean Duns Scot, le docteur franciscain. Il 
critique librement maître Thomas à propos de la finalité de 
l'Incarnation. L'Incarnation, dit-il, n'a pas été décidée par Dieu à 
cause du péché originel, mais elle est voulue par le Créateur de toute 
manière depuis le commencement, car c'est par l'Incarnation que se 
réalise le dessein de Dieu : l'union de l'Homme créé à Dieu incréé. Le 
Christ n'a pas seulement une fonction rédemptrice, réparatrice. Comme il 
le dit lui-même dans une parole qui nous a été conservée par le 
Quatrième Évangile : Mon Père est à l'œuvre jusqu'à maintenant, et moi 
aussi je suis à l'œuvre. Comme l'écrit Paul dans les lettres de la fin 
de sa vie, le Christ est celui en qui toute la Création tend à 
s'achever. Il est l'Alpha et l'Oméga de la Création.

Selon que l'on adopte l'une ou l'autre perspective, l'une ou l'autre 
représentation, les attitudes et les comportements pratiques seront très 
différents. Dans la première, celle qui est sous influence platonicienne 
et même quelque peu gnostique, on aura tendance à accentuer les 
conséquences de la chute originelle. C'est ce que feront Luther, Calvin, 
Jansénius. On sera porté à adopter une conception pessimiste de la 
nature humaine et de l'histoire. On sera tenté de penser l'histoire 
humaine comme une dégradation continue, et le christianisme aura pour 
but de nous faire revenir aux origines, de rétablir ou de restaurer 
l'ordre initial. Si l'on adopte au contraire la perspective des 
prophètes hébreux qui est celle de Jésus de Nazareth, de Paul, d'Irénée 
de Lyon, des Pères grecs dans leur ensemble, de Jean Duns Scot, on sera 
porté à accentuer la fonction créatrice et Verbe incarné, et à insister 
sur le fait que l'homme doit être, comme l'écrit Paul, coopérateur de 
Dieu. Cette doctrine de la coopération a été définie par le Concile de 
Trente, contre Luther qui la rejetait. On sera enclin à comprendre la 
Création comme continuée à travers l'histoire humaine, et donc comme 
éminemment positive malgré les douleurs de l'enfantement, les crimes de 
l'humanité. On regardera constamment en avant, du côté de la Parousie, 
et non en arrière, du côté du jardin d'Éden perdu.

Il n'est pas étonnant que ceux qui, au XIXe et au XXe siècle, ont 
préféré la théologie qui est sous influence augustinienne, aient 
repoussé avec horreur la découverte de l'évolution, car celle-ci 
signifie justement que la Création est en cours, depuis des milliards 
d'années, et qu'elle constitue un processus constant d'enrichissement, 
de progrès objectif : c'est exactement l'inverse du schéma 
néo-platonicien. Il n'est pas étonnant non plus que les mêmes repoussent 
le plus possible l'idée d'un développement dogmatique, lequel signifie 
que la pensée de l’Église croît et s'enrichit au cours du temps, en 
prenant conscience des trésors contenus dans la Révélation. Constamment 
nous trouvons une opposition, un conflit, entre ceux qui valorisent le 
passé, les origines, et ceux qui pensent, avec toute la révélation 
hébraïque et chrétienne, que la plénitude et la perfection de l'œuvre de 
Dieu sont pour l'avenir et que nous devons y coopérer activement.