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From: Paul & Mick Victor <b.suisseVotreculotte@gmail.com>
Newsgroups: fr.rec.arts.musique.classique
Subject: Re: [HS] AUDIO...phile...
Date: Fri, 15 Sep 2023 05:25:39 +0700
Organization: <https://pasdenom.info/news.html>
Message-ID: <ue0196$png$1@rasp.pasdenom.info>
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Lines: 148

Marcel grouillard avait prétendu :
>
> pour mieux comprendre et aimer une pièce classique, par 
> exemple de Racine, il est bien préférable de connaître l'alexandrin 
> tétramètre,la construction d'une pièce classique et l'héritage culturel dont 
> Racine est dépositaire.  On peut se réjouir de la démocratisation de la 
> culture mais craindre aussi qu'elle ne conduise à une simple consommation 
> culturellefacile mais assez stérile.

C'est évident. Pour apprécier pleinement une œuvre ancienne, il faut 
connaître les codes de l'époque où la pièce a été écrite, le 
vocabulaire, et ce qu'on appellerait le "contexte socio-culturel" si 
l'on veut comprendre, à défaut de rire ou de pleurer nous-mêmes, 
pourquoi les gens riaient ou pleuraient autrefois. Dans le Misanthrope, 
Alceste dit à Oronte que son sonnet "n'est bon qu'à mettre au cabinet". 
Les gens rient, parce qu'ils traduisent en langage moderne par "n'est 
bon qu'à mettre aux chiottes". Mais ceux qui connaissent l'ancien sens 
du mot "cabinet" ("un petit lieu retiré dans les maisons ordinaires, 
qui n'est souvent fermé que d'une cloison : c'est où l'on estudie, & où 
l'on serre ce qu'on a de plus precieux" selon Furetière), apprécieront 
à sa juste valeur la finesse d'Alceste, qui, tout en restant très poli, 
joue sur les deux sens du mot "cabinet", car il avait déjà, à l'époque, 
mais plus confidentiellement, le sens de "lieu secret où on va aux 
nécessités de nature".

Ce n'est qu'un exemple qui me vient à l'esprit, il y en a des centaines 
d'autres. Mais je pressens aujourd'hui un vrai danger, une menace bien 
plus grave que la "simple consommation culturelle". La démocratisation 
de la culture est un bel idéal. Il n'est pas un professeur, j'en suis 
persuadé, qui ne s'y consacre entièrement et n'en fasse un acte de foi. 
Mais encore faut-il que cette démocratisation ne consiste pas seulement 
à offrir à un public inculte des œuvres brutes, sans aucun 
accompagnement. Les parents sont fiers que leur gamin ait été visiter, 
avec l'école, une exposition de peinture ou ait assisté à un concert. 
Il va avoir une tête bien culturé, le gamin ! Mais si l'enseignant qui 
organise cette sortie ne l'a pas préparée, n'a pas expliqué avant ce 
qu'on allait voir, ce qu'on allait entendre, c'est du temps perdu. Les 
enfants ne comprendront rien, s'ennuieront, et mettront le bordel. Je 
me souviens d'avoir vu un groupe de moufflets au musée du Louvre, dont 
la principale occupation était de faire des glissades sur les parquets 
cirés, au grand désespoir de leur prof complètement dépassé. 
Franchement, je ne pouvais leur en vouloir. La visite n'avait 
manifestement pas été préparée et mettre des toiles de maître, 
fussent-elles des chefs-d'œuvres, sous les yeux d'un public incapable 
de les déchiffrer, c'est le condamner au désintérêt et à l'ennui. La 
Joconde n'est pas belle en soi. Elle est belle parce qu'on est capable 
d'en appréhender l'énigme, de lire ce qu'il y a derrière l'image. Un 
public complètement aculturé, parfaitement ignorant, n'ayant jamais 
ouvert un livre (à part des mangas) en dehors du collège ou du lycée 
(c'est-à-dire une grande majorité des jeunes aujourd'hui), n'ayant pour 
seul horizon que Facebook, Tiktok, Instagram et les influenceurs 
Youtube, risque de ne rien comprendre à une œuvre ancienne, ce qui 
serait dommage. Mais finalement moins grave que de la comprendre de 
travers et sans aucun recul.

Bergson, dans son ouvrage "Le Rire" (1900), a écrit une phrase qui 
choque beaucoup de lecteurs modernes : "Pourquoi rions-nous d’une 
chevelure qui a passé du brun au blond ? D’où vient le comique d’un nez 
rubicond ? et pourquoi rit-on d’un nègre ?" C'est ainsi, en 1900, on 
riait à la vue d'un Noir. Dans sa pièce "La Poudre aux yeux" (1861), 
Labiche met en scène un bon bourgeois qui veut marier sa fille. On y 
trouve cette réplique (acte II, scène 13) : "D’abord, j’ai rencontré un 
nègre dans la cuisine… Un nègre qui traîne dans une cuisine… c’est 
malpropre !" Je suppose que la réplique était destinée à faire rire, et 
que les spectateurs de l'époque s'esclaffaient en entendant : "Un nègre 
qui traîne dans une cuisine…" situation évidemment du plus haut 
comique. Que penserait un spectateur moderne qui n'aurait aucun recul, 
aucune idée, aucune connaissance du contexte ? Il pousserait les hauts 
cris en disant, bien sûr, que c'est une pièce scandaleusement raciste, 
et il aurait raison. Il aurait raison en fonction de ses codes 
d'aujourd'hui. Mais peut-on juger une pièce du XIXe siècle avec les 
codes du XXIe ? Qu'en était-il en 1861 ? Le mot "racisme" n'existait 
même pas. Alors ? Bergson et Labiche étaient-ils des salauds, des 
pourris, d'infâmes fachos ? Faut-il brûler leurs livres ? Ou peut-on 
admettre que nos codes d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'hier, que les 
gens, sans être des monstres foncièrement mauvais, pensaient 
différemment selon les époques où ils vivaient, et que peut-être même, 
ce que nous considérons aujourd'hui comme normal ou anodin sera-t-il 
jugé dans un siècle ou deux absolument ignoble et parfaitement 
scandaleux ? C'est le rôle de l'école de donner ce recul, cette 
"culture générale" indispensable (et tellement décriée et conspuée 
aujourd'hui, parce que tellement "élististe"), qui, sans nier ni 
absoudre les crimes et les erreurs du passé, doit expliquer qu'ils font 
partie de notre histoire, et que nous devons les assumer. 
Malheureusement, elle ne joue plus ce rôle. On n'enseigne plus 
l'histoire, ou bien mal, et je serais curieux de savoir combien de 
lycéens, par ailleurs incollables sur les méfaits du réchauffement 
climatique, seraient capables de classer par ordre chronologique 
Sophocle, Montaigne, Corneille, Hugo et Camus. Et si on propose Lully, 
Mozart, Schubert, Brahms et Stravinsky, c'est la Bérézina ! Combien tu 
dis ? 10% ? Optimiste ! Je dirais 1% ou 2%, et encore ! Vieux con, 
peut-être, mais ne nous voilons pas la face, c'est la réalité.

Car attention, si l'on brûle Bergson ou Labiche, rien n'empêchera de 
brûler Voltaire pour antisémitisme, Rousseau (pervers qui jouissait de 
se faire fesser), Rabelais (le torchecul, c'est dégueulasse !), Laclos 
(quelle immoralité !), Ronsard pour pédophilie (après tout, Cassandre 
n'avait que 13 ans), Ovide, Plaute, Molière (quel macho, celui-là !), 
d'interdire Wagner pour antisémitiste, d'Indy pour collaborationnisme, 
et en cherchant bien, pas un livre, pas un tableau, pas un film ne 
pourra échapper à l'autodafé, car tout le monde pourra trouver dedans 
quelque chose d'offensant, de stigmatisant, d'immoral, de 
blasphématoire, etc. L'Origine du monde de Courbet n'est plus visible 
sur Facebook, de même que plusieurs toiles de Balthus, accusé de 
pédophilie. On débaptise des lycées, on abat des statues, on réécrit 
des livres, et ceux qui y incitent, souvent, n'en ont jamais lu plus 
d'une page.

Du passé, faisons table rase, prônait Pottier. Oui, mais pour 
construire quel monde ? Un monde pur, "inclusif", peuplé d'individus 
sans racines, sans histoire et sans mémoire, des zombis incultes et 
décérébrés, poussant le puritanisme jusqu'au fanatisme, un monde 
d'inquisiteurs féroces, de censeurs impitoyables, des O'Brien, traquant 
et débusquant le "thoughtcrime" dans les plus petits faits et gestes de 
tout un chacun ? Vous pensez : la France résiste à cette tendance venue 
des États-Unis. Ça n'arrivera jamais chez nous ! Nous sommes trop 
attachés à notre culture, à notre art de vivre, à notre cuisine, à 
notre patrimoine, à notre littérature, à nos traditions ! Vous êtes 
bien naïfs, mes gueux ! Cela arrive à la vitesse d'un cheval au galop, 
comme la marée au Mont Saint-Michel, infâme symbole d'une France 
chrétienne rance.

Je lis, dans "Génération offensée, un livre de Catherine Fourest, qui 
décrit l'ambiance actuelle dans les universités américaines : "Pour ne 
pas froisser leurs élèves, et leur identité, les professeurs doivent 
désormais émettre des trigger warnings, des « avertissements ». Pour 
que les étudiants sensibles puissent quitter le cours avant d’être 
heurtés. Un peu comme les avertissements pour enfants lorsqu’un film 
violent ou porno passe à la télévision. Sauf qu’il s’agit d’adultes, de 
cours à l’université, et que ces avertissements concernent des œuvres 
classiques comme Antigone ou Gatsby le Magnifique ! Un roman qui évoque 
le suicide et contient des scènes de violences sexuelles explicites.
Des élèves disent redouter que certaines œuvres ne leur fassent 
« revivre leurs démons ». N’est-ce pas la raison d’être de la 
littérature ? À quoi sert de se cultiver sans ressentir ? Bien des 
syndicats d’étudiants ont tranché. Ils exigent un « droit de retrait » 
en cas de contenus sensibles. Vous avez bien entendu. Les professeurs 
doivent les « avertir » en cas de contenus potentiellement troublants… 
Et les élèves ont le droit de s’abstenir, par avance, d’assister à ce 
cours potentiellement perturbant. C’est la revendication, explicite, 
formulée par des étudiants de plusieurs universités prestigieuses."

Catherine Fourest est encore bien mesurée dans ses propos. Désormais, 
ce ne sont plus les élèves qui ont le droit de s'abstenir d'assister 
aux cours "potentiellement troublants". C'est le prof qu'on vire, parce 
qu'il n'avait pas à proposer de tels cours.
--
Paul & Mick Victor
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