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From: Paul & Mick Victor <b.suisseVotreculotte@gmail.com>
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Date: Fri, 29 Sep 2023 03:04:45 +0700
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Lines: 77

[L. comme Leçon particulière] :

"LUI. — J’arrivais. Je me jetais dans une chaise : « Que le temps est 
mauvais ! que le pavé est fatigant ! » Je bavardais quelques 
nouvelles : « Mademoiselle Lemierre devait faire un rôle de vestale 
dans l’opéra nouveau. Mais elle est grosse pour la seconde fois. On ne 
sait qui la doublera. Mademoiselle Arnould vient de quitter son petit 
comte. On dit qu’elle est en négociation avec Bertin. Le petit comte a 
pourtant trouvé la porcelaine de monsieur de Montamy. Il y avait au 
dernier Concert des amateurs, une Italienne qui a chanté comme un ange. 
C’est un rare corps que ce Préville. Il faut le voir dans le Mercure 
galant ; l’endroit de l’énigme est impayable. Cette pauvre Dumesnil ne 
sait plus ni ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait. Allons, Mademoiselle ; 
prenez votre livre. » Tandis que Mademoiselle, qui ne se presse pas, 
cherche son livre qu’elle a égaré, qu’on appelle une femme de chambre, 
qu’on gronde, je continue, « La Clairon est vraiment incompréhensible. 
On parle d’un mariage fort saugrenu. C’est celui de mademoiselle, 
comment l’appelez-vous ? une petite créature qu’il entretenait, à qui 
il a fait deux ou trois enfants, qui avait été entretenue par tant 
d’autres. — Allons, Rameau ; cela ne se peut, vous radotez. — Je ne 
radote point. On dit même que la chose est faite. Le bruit court que de 
Voltaire est mort. Tant mieux. — Et pourquoi tant mieux ? — C’est qu’il 
va nous donner quelque bonne folie. C’est son usage que de mourir une 
quinzaine auparavant. » Que vous dirai-je encore ? Je disais quelques 
polissonneries, que je rapportais des maisons où j’avais été ; car nous 
sommes tous, grands colporteurs. Je faisais le fou. On m’écoutait. On 
riait. On s’écriait, « il est toujours charmant ». Cependant, le livre 
de Mademoiselle s’était enfin retrouvé sous un fauteuil où il avait été 
traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune doguin ou par un petit chat. 
Elle se mettait à son clavecin. D’abord elle y faisait du bruit, toute 
seule. Ensuite, je m’approchais, après avoir fait à la mère un signe 
d’approbation. La mère : « Cela ne va pas mal ; on n’aurait qu’à 
vouloir ; mais on ne veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, 
à chiffonner, à courir, à je ne sais quoi. Vous n’êtes pas sitôt parti 
que le livre est fermé, pour ne le rouvrir qu’à votre retour. Aussi 
vous ne la grondez jamais… »
Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les 
mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. Je criais « Sol, 
sol, sol ; Mademoiselle, c’est un sol. » La mère : « Mademoiselle, 
est-ce que vous n’avez point d’oreille ? Moi qui ne suis pas au 
clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu’il faut un 
sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne conçois pas sa 
patience. Vous ne retenez rien de ce qu’il vous dit. Vous n’avancez 
point… » Alors je rabattais un peu les coups, et hochant de la tête, je 
disais, « Pardonnez-moi, Madame, pardonnez-moi. Cela pourrait aller 
mieux, si Mademoiselle voulait ; si elle étudiait un peu ; mais cela ne 
va pas mal. » La mère : « À votre place, je la tiendrais un an sur la 
même pièce. — Oh pour cela, elle n’en sortira pas qu’elle ne soit 
au-dessus de toutes les difficultés ; et cela ne sera pas si long que 
Madame le croit. » La mère : « Monsieur Rameau, vous la flattez ; vous 
êtes trop bon. Voilà de sa leçon la seule chose qu’elle retiendra et 
qu’elle saura bien me répéter dans l’occasion. » – L’heure se passait. 
Mon écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et la 
révérence qu’elle avait apprise du maître à danser. Je le mettais dans 
ma poche, pendant que la mère disait : « Fort bien, Mademoiselle. Si 
Javillier était là, il vous applaudirait. » Je bavardais encore un 
moment par bienséance ; je disparaissais ensuite, et voilà ce qu’on 
appelait alors une leçon d’accompagnement.
MOI. — Et aujourd’hui, c’est donc autre chose.
LUI. — Vertudieu, je le crois. J’arrive. Je suis grave. Je me hâte 
d’ôter mon manchon. J’ouvre le clavecin. J’essaie les touches. Je suis 
toujours pressé : si l’on me fait attendre un moment, je crie comme si 
l’on me volait un écu. Dans une heure d’ici, il faut que je sois là ; 
dans deux heures, chez madame la duchesse une telle. Je suis attendu à 
dîner chez une belle marquise ; et au sortir de là, c’est un concert 
chez monsieur le baron de Bacq, rue Neuve-des-Petits-Champs.
MOI. — Et cependant vous n’êtes attendu nulle part ?
LUI. — Il est vrai.
MOI. — Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là ?
LUI. — Viles ? et pourquoi, s’il vous plaît ? Elles sont d’usage dans 
mon état. Je ne m’avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n’est 
pas moi qui les ai inventées. Et je serais bizarre et maladroit de ne 
pas m’y conformer."

Denis Diderot : Le Neveu de Rameau. 1773.
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Paul & Mick Victor
Certains se reconnaîtront peut-être ?