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BAUDELAIRE ET SON MONDE. — LA CRÉMERIE DE LA MÈRE JOLIVET ET LE CAFÉ 
LUCOT (21 mars 1887)

Lorsque je lis des notices biographiques destinées à faire connaître au 
public des personnes que j’ai moi-même plus ou moins bien connues, je 
suis toujours effrayé de la somme d’à peu près qui entre dans ce genre 
de compositions et qui induit en méfiance à leur égard tant de bons 
esprits. Entre les défauts et les qualités, les détails fâcheux et les 
légendes favorables, le biographe chemine comme il peut, tâchant de 
prendre une équitable moyenne et d’obtenir une cote passablement 
taillée. Par leur mobilité extrême, certaines figures, encore voisines 
de nous, résistent, échappent à ce procédé.
Combien cela est vrai en particulier de Baudelaire, ce personnage si 
décevant, si fallacieux, si peu semblable à lui-même, non seulement aux 
époques successives de sa vie ; mais d’un jour à l’autre, d’une heure à 
l’heure suivante. Le type édulcoré, tempéré, idéalisé, constituant 
presque un Baudelaire des familles, tout en bonne grâce et en sérénité, 
auquel se sont arrêtés ses récents biographes, n’offre qu’une très 
lointaine ressemblance avec l’homme que j’ai rencontré quand il touchait 
à la maturité de l’âge, en pleine possession de sa force et de son 
talent, avant la célébrité, mais non pas avant la pose, car Baudelaire a 
dû venir au monde en posant. Les derniers écrivains qui nous ont 
entretenus de lui semblent ne l’avoir connu ou du moins ne l’ont montré 
que dans son avatar définitif de poète arrivé, si ce mot arrivé convient 
à une fin de carrière ironiquement douloureuse. L’inquiet fantaisiste 
qui frayait avec nous, au lendemain de 1848, dans l’obscure crémerie de 
la mère Jolivet, ne nous apparaissait point alors comme un oracle, bien 
qu’il eût de riches dispositions : à le devenir ; nous goûtions en lui 
un gentil compagnon, débordant de verve, de malice, d’ingéniosité, de 
subtilité, avec une pointe tantôt de mysticisme, tantôt de cruauté 
intellectuelle.
La crémerie de la mère Jolivet, située rue Saint-André-des-Arts, au 
débouché d’une des rues qui montent du quai, n’a pas laissé dans ma 
mémoire l’image d’un établissement somptueux. Cependant, on n’y mangeait 
pas plus mal qu’ailleurs, et l’on aurait difficilement trouvé dans Paris 
beaucoup de salons qui continssent autant de brillants causeurs et 
d’individualités originales. Les habitués étaient, avec Baudelaire, 
Antonio Watripon, Melvil-Bloncourt, dont j’ai déjà parlé , Alfred 
Delvau, Malassis (qui n’était pas encore Poulet), Gabriel Dantragues, 
Privat d’Anglemont.
Quelquefois un créole de beaucoup d’esprit, à grandes prétentions 
mondaines et diplomatiques et qui jouait volontiers les Talleyrand chez 
le pauvre monde, Lherminier, amené par son compatriote Melvil, venait 
nous y rendre visite. On racontait sur lui toutes sortes d’historiettes 
qui le grandissaient fort aux yeux des plus jeunes d’entre nous. Il 
avait un instant été attaché à M. Guizot comme secrétaire, mais son 
inexactitude incurable et proverbiale avait mécontenté son illustre 
patron, grand travailleur et qui voulait qu’on travaillât autour de lui. 
Quand on avait besoin de Lherminier, on parvenait rarement à le 
découvrir dans le ministère des affaires étrangères. Il avait deviné et 
devancé Mme Benoîton. Une fois son absence s’était prolongée pendant 
trois ou quatre jours ; le ministre le fit appeler dès qu’on signala son 
retour et lui adressa les plus vifs reproches. « Que voulez-vous, 
monsieur, répliqua froidement Lherminier, j’ai fait mon voyage de Gand. 
» Sur-le-champ il fut remercié. À l’époque où je l’ai rencontré, 
plusieurs années après cette aventure, qui n’avait pas laissé que de 
faire du bruit, il nageait doucement dans les eaux du bonapartisme et 
rédigeait l’un des éphémères journaux fondés par l’Élysée pour préparer 
l’opinion au coup d’État.
Dans ce journal, le Pouvoir, Lherminier m’offrit très gracieusement le 
feuilleton dramatique, que mon républicanisme farouche m’empêcha, non 
sans quelque chagrin, je l’avoue, d’accepter. « Mon jeune ami, vous êtes 
un niais, me dit Lherminier, attendu que la politique et la revue des 
théâtres n’ont rien à voir ensemble ; je vais de ce pas trouver un 
garçon de grand talent, Théodore de Banville, qui n’est pas républicain 
et qui fera parfaitement mon affaire ». Je ne sais si la négociation fut 
couronnée de succès ; ce qui est certain, c’est qu’avec ou sans la 
collaboration, dès lors et toujours précieuse, de Banville, le Pouvoir 
ne réussit point. Lherminier tomba ou retomba dans la vie d’expédients. 
Malgré tout, il avait des élégances dignes d’un La Palférine, aimait à 
recevoir. Quand il commandait à déjeuner pour lui et ses amis, le petit 
négrillon qui le servait portait significativement le doigt à son œil 
droit ; en réponse à cette muette interrogation, Lherminier inclinait la 
tête, et tout était dit.
Si l’on déjeunait ou dînait dans les crémeries, on n’y prenait jamais le 
café. Chacun, pour le soir, avait son établissement favori. Le café de 
Buci et le café des Quatre-Vents, où l’on recevait le Journal des Débats 
et la Revue des Deux Mondes, attiraient une clientèle sérieuse. Au café 
des Quatre-Vents, juste en face de la maison où Balzac, dans le Grand 
homme de province à Paris, loge son prototype de vertu et de génie, 
Darthez, se réunissaient chaque jour pour y faire leur partie d’échecs, 
Louis Ménard, Thalès Bernard, Lecomte de Lisle et Bermudez de Castro, à 
qui le poète a dédié une de ses meilleures poésies, l’Arc de Civa .
Les habitués de la mère Jolivet, trouvant que dans ces cafés les 
consommations étaient beaucoup trop coûteuses, avaient adopté pour hôte 
et fournisseur habituel un modeste limonadier, comme on disait encore 
dans le haut de la rue Dauphine. Le très petit établissement qu’ils 
favorisaient de leur présence venait d’être fondé par un ancien acteur 
de la Porte-Saint-Martin, nommé Lucot ou Lucon. Quand il était échu à 
Baudelaire quelque bonne aubaine, c’est là qu’il nous offrait un punch, 
non pas au rez-de-chaussée, dans la salle ordinaire des consommateurs, 
mais au premier étage, dans un étroit billard, transformé pour la 
circonstance en un club littéraire. L’annonce de ce punch répondait pour 
nous à la promesse d’une récitation de quelques pièces inédites, un 
plaisir dont nous étions très friands. Baudelaire professait, en effet, 
et appliquait cette théorie, non certes la plus paradoxale de celles 
qu’il a soutenues, qu’un auteur doit, au préalable, disposer 
favorablement, par des rafraîchissements ou des victuailles, l’estomac 
et l’esprit de ses auditeurs. Dans ce billard de Lucot, nous avons ainsi 
entendu, au fur et à mesure qu’elles venaient de naître dans le cerveau 
du poète, la plupart des pièces qui ont formé le recueil, maintenant 
célèbre, des Fleurs du mal. Baudelaire excellait à dire ses vers avec 
une nuance satanique très prononcée, à laquelle ils se complaisait, et 
qui donnait à des œuvres, déjà étranges, un ragoût plus particulier 
encore. C’était à la fois moqueur et tendre, méchant et câlin. On se 
sentait irrité, chatouillé et charmé.
Sa notoriété, vers 1850, était des plus restreintes et ne dépassait 
guère les deux ou trois petites coteries qu’il fréquentait. Les trois 
Salons de 1845, de 1846 et de 1847 avaient, en dépit d’excentricités 
voulues et assez violentes, passé inaperçus. Le remarquable prosateur 
qui se révélait dans la belle Notice placée en tête des Chansons de 
Pierre Dupont, publiées chez l’éditeur Houssiaux, ne recueillait les 
applaudissements que d’un petit nombre de connaisseurs. Voici l’heureuse 
et fortuite circonstance qui contribua, vers ce temps, à répandre le nom 
et l’œuvre de l’écrivain : Une nouvelle de lui, la Fanfarlo, refusée 
d’abord à la Revue de Paris (pas celle de Maxime du Camp), avait été 
insérée, en 1847, au Bulletin de la Société des gens de lettres, sans 
que personne y fît, d’ailleurs, la moindre attention. La maison de 
librairie Michel Lévy commençait alors la publication de romans 
illustrés, en grand format, à vingt centimes la livraison. Chacune de 
ces livraisons présentait, bien entendu, le même nombre de feuilles. Or, 
il se trouva que pour parfaire le numéro de la série comprenant 
Mademoiselle de Kérouar, de Jules Sandeau, il fallait un chiffre de 
pages déterminé. La Fanfarlo fournissait juste la quantité voulue ; on 
l’imprima donc à titre de justification, et la joie de l’auteur n’en fut 
pas moins grande. Les débutants n’ont guère le droit de se montrer 
difficiles sur le choix de la porte par laquelle ils entrent dans la 
publicité.
Les personnes qui auront la curiosité de lire cette Fanfarlo  y 
trouveront avec un talent d’écrivain déjà très formé et même très 
raffiné, un portrait du poète tel qu’il se voyait ou se voulait montrer 
à cette époque. Conformément à l’habitude des romantiques, contre la 
domination desquels il se débattait péniblement, Baudelaire s’exagère et 
ne s’embellit pas, se faisant, selon le mot de Montaigne, le pire qu’il 
peut, et posant avec des minauderies, des chatteries, des grimaces, des 
simagrées sans nombre, pour le monstre ou du moins le demi-monstre 
moral. Cette ample et curieuse esquisse d’un caractère exceptionnel, 
celui du personnage principal, Samuel Cramer, un poète naturellement, 
remplit plusieurs pages, j’en veux détacher ces quelques lignes, qui me 
paraissent se rapporter absolument au vrai modèle.

Comédien par tempérament, il jouait pour lui-même et à huis clos 
d’incomparables tragédies, ou, pour mieux dire, tragi-comédies. Se 
sentait-il effleuré et chatouillé par la gaieté, il fallait se le bien 
constater et notre homme s’exerçait à rire aux éclats.
Une larme lui germait-elle dans le coin de l’œil à quelque souvenir, il 
allait à sa glace se regarder pleurer. Si quelque fille, dans un accès 
de jalousie brutale et puérile, lui faisait une égratignure. avec une 
aiguille ou un canif, Samuel se glorifiait en lui-même d’un coup de 
couteau, et quand il devait quelques misérables vingt mille francs, il 
s’écriait joyeusement :
— Quel triste et lamentable sort que celui d’un génie harcelé par un 
million de dettes ! Comme il avait été dévot avec fureur, il était athée 
avec passion. Il était à la fois tous les artistes qu’il avait étudiés 
et tous les livres qu’il avait lus, et cependant, en dépit de cette 
faculté comédienne, il restait profondément original. Il était toujours 
le doux, le fantasque, le paresseux, le terrible, le savant, l’ignorant, 
le débraillé, le coquet Samuel Cramer.
Il possédait la logique de tous les bons sentiments et la science de 
toutes les roueries, et néanmoins il n’a jamais réussi à rien parce 
qu’il croyait trop à l’impossible. — Quoi d’étonnant ? Il était toujours 
en train de le concevoir.

Ce Samuel Cramer, il n’est pas difficile d’en retrouver les traits 
caractéristiques et essentiels dans la production relativement peu 
abondante, mais variée et intense, de Baudelaire. Je vais même avoir, en 
continuant d’évoquer mes souvenirs, à noter dans sa conduite, dans ses 
opinions et jusque dans ses intimités, cette tendance à la versatilité 
intellectuelle et morale qu’il constate, sans la lui reprocher trop 
sévèrement, chez le héros de sa nouvelle.
L’idée de la Fanfarlo est assez jolie. Le poète Cramer se fait aimer 
d’une danseuse, pour rendre à une honnête femme, de laquelle il est 
épris, son mari subjugué, confisqué et ruiné par Mlle Fanfarlo. Cramer 
n’est pas récompensé de sa bonne action, car il finit par éprouver 
réellement l’amour qu’il a feint de ressentir, et il devient le patito 
de la danseuse, qui se joue de lui, stérilise son talent et détruit par 
une funeste influence jusqu’à l’originalité de sa nature. Le sujet, 
indiqué avec finesse, n’est pas traité avec assez de force. 
L’imagination en quelque sorte architecturale, nécessaire au romancier, 
n’avait pas été accordée à Baudelaire ; mais il y a dans cette nouvelle, 
trop peu lue et très digne de l’être, bien des détails charmants, 
========== REMAINDER OF ARTICLE TRUNCATED ==========